Beaux et handicapés
De l’idée au livre

1 – Pouvez-vous raconter comment est née l’idée de ce projet ?

Ce projet est né grâce à mon fils Jim. Un jour où je l’amenais faire des examens génétiques, lui expliquant dans la voiture ce que signifiait ce mot, il a répondu: non moi j’étais normal dans ton ventre mais tu as eu une maladie. J’ai alors demandé, c’est quoi être normal ? Et il a répondu sans hésiter: c’est Etre beau et pas baver.

Une semaine plus tard je rencontrai Astrid, photographe d’auteurs qui venait me photographier pour la promo d’un roman qui allait sortir… La trouvant solaire et dégageant une énergie particulière, à la fin de la séance, je lui ai demandé si elle voulait faire ce projet avec moi. Photographier ceux qu’on ne photographie pas, leur proposer d’être nos stars et de décider de leur image. Et puis je voulais raconter non pas toute leur vie, mais quelques moments de leurs vies et faire réfléchir valides et non valides sur cette chose qui n’est jamais envisagée sous cet angle-là: Qu’est ce que ça veut dire être incarné dans un corps différent. 

Je savais qu’il fallait travailler en toute liberté, ne rien s’interdire, écrire ce qui venait sans se soucier de mettre ce livre que je sentais déjà comme un OLNI, un Objet Littéraire Non Identifié, dans une case. Ce livre allait devenir comme ceux dont il parlait, un livre différent, incasable et dont aucun éditeur ne veut. 

Mais en réalité j’espérais rencontrer une éditeur ou une éditrice qui s’en empare comme l’a fait celle que j’ai finalement rencontrée et qui m’a dit: c’est un projet merveilleux, je veux absolument le publier.

2 – Que signifiait le handicap pour vous avant ce livre, que signifie t-il maintenant ?

Le handicap était ma vie de mère mais aussi une interrogation par rapport aux enfants que je croisais dans les différents services, dans les écoles ou garderies que je fréquentais avec mon fils. La rencontre avec les adultes m’a beaucoup apporté pour savoir comment on grandit avec le regard de l’autre, ce qui est difficile ou pas, ce qui est souhaitable pour accompagner un enfant vers sa vie d’adulte. J’ai découvert aussi que ce que j’avais fait en toute innocence par pur instinct pouvait se révéler très bénéfique voir novateur et ça m’a fait du bien. Parfois on s’oppose aux éducateurs, aux thérapeutes pour certaines choses, donc à ceux qui vous aident le plus et ce n’est pas facile. Rencontrer des adultes qui l’ont vécu aussi dans leur enfance rassure. Rien de grave n’en a découlé…

3 –  Ce livre ressemble t-il à l’idée que vous vous en étiez faite au départ ?

Curieusement oui. Peut-être oui en pire. Je n’ai mesuré que récemment qu’avec beaucoup d’humour, ce livre est devenu ce qu’il raconte, c’est à dire un livre différent, pas enfermable dans une case, un livre dont personne ne voulait et qui finalement est devenu un peu plus beau que pas mal d’autres… Je savais que ce serait un OLNI (Objet Littéraire Non Identifié) mais je ne lui prêtais pas tout à fait ce destin magnifique. Et tout ce qui va en découler avec le documentaire, l’exposition au Musée de l’Homme et dans d’autres Musées en France, le spectacle.

4 – Comment se sont déroulées les rencontres avec les 18 personnes dont vous faites les portraits ?

Toujours très bien, même quand les photos ne se sont pas faites pour X raisons d’emploi du temps, de décalage. Tous sont venus à nous avec naturel et sans complexe même si certains avaient un peu peur. Finalement ils étaient confiants et il y avait un côté ludique aussi qui dédramatisait complètement la situation. Ils n’étaient pas dans un rapport angoissé ou egotique avec une conscience extrême de montrer quelque chose qu’ils voulaient cacher. Ils étaient eux mêmes. Pour ceux qui avaient le plus peur, parce qu’ils sont plus médiatisés que les autres, la maitrise d’Astrid et la joie que nous mettions dans ces rencontres ainsi que l’extrême respect que nous avons envers eux ont été déterminants. Tous savaient que nous leur soumettrions et le texte et les photos  et qu’ils avaient donc la décision finale. Les autorisations ont été signées après le travail. Et d’ailleurs nous n’avons eu aucune modification à faire si ce n’est sur des points de détail pour protéger certaines personnes parfois ou pour des précisions de postes. Rien à changer dans leurs photos ou ce qu’ils disaient.

Qui étaient les plus impressionnés, les plus émus, qui avaient le plus peur (elles et eux ou vous) ?

J’étais souvent émue de leurs récits, de ce que je ressentais intérieurement en les rencontrant. Mais je n’ai jamais eu peur. L’un d’entre eux m’a dit qu’il n’avait jamais réfléchi avant à toutes ces questions que je lui posais et que ça lui avait amené des pistes pour penser à sa vie autrement. Je n’ai pas eu l’impression qu’ils étaient impressionnés ou qu’ils avaient peur, parfois je le sentais troublés de me raconter certains épisodes lointains de leur vie, de plonger dans ce que les questions suggéraient. Mais le respect est essentiel. Je ne suis jamais allée au delà de certaines questions, même quand j’en avais envie.

    

5 – Etre beau… Quand cela commence t-il (dans la vie) ? A quoi cela tient-il ?

Et comment cela se capture t-il, en images et en mots ?

La beauté est ce point d’amour où l’amour n’est plus mesurable, dit Krishnamurti. J’aime beaucoup cette définition car elle comporte tout ce que nous ne savons pas dire de la beauté. Et puis elle s’applique à tout et à tous. Nous sommes la nature et notre nature est d’atteindre la beauté. Mais nous avons galvaudé à la fois le mot, sa signification et sa réelle dimension.

Etre Beau commence avec le regard de l’autre, toujours et le conte vrai mentionné dans le livre de ce garçon anormal et très laid que sa mère enferme dans un château en lui disant qu’il est trop beau pour sortir et que ce serai un choc pour les autres le prouve. Quand un parent, un référent de votre enfance vous dit tout le temps que vous êtes beau ou belle ou laide, ou bête, si vous ne savez pas vous en défaire ou si quelqu’un qui vous aime ensuite n’inverse pas la tendance, vous allez le porter longtemps. Ça va être chevillé à votre esprit et vous empêcher de faire ou d’être certaines choses.

Dans l’idéal, être beau tient au fait de rejoindre ce point central intérieur et dénué de tout égo. C’est à dire être soi. Cela peut-être un log travail qui consiste à se détacher du regard de l’autre pour justement ne plus être tributaire du miroir, du jugement, d’une mode, d’un style, d’une culture, d’une religion, d’un passé…

Pour le capturer en images et en mots, il faut appliquer ce même détachement. C’est un parcours d’amour, de compassion, de tendresse, de sincérité, d’authenticité, d’oubli de soi, d’attention à l’autre. Autant dire un sacré chemin !

6 – « Ce que fait un corps normal sans en rendre compte à son propriétaire, le corps handicapé ne peut le faire. Il fait donc appel, et en cela, il existe tout le temps. Etre handicapé, c’est avoir un corps mort qui n’arrête pas de manifester qu’il est vivant ; et c’est une exigence hors du commun pour la conscience. »

Quels éclairages souhaitez-vous que votre livre rende possible sur « les exigences hors du commun » du vécu de personnes handicapées ? 

Je n’avais pas mesuré ce que ce livre ferait  ou serait pour ceux qui sont différents. Je l’ai compris quand j’ai lu la chronique d’un blogueur culturel qui est en fauteuil. Son regard sur ce livre m’a déstabilisée, tellement émue. J’avais surtout pensé à ce désir que les valides soient plongés dans une réflexion profonde sur l’incarnation. Sur le fait d’habiter un corps pas tout à fait comme les autres. Je me désolais parfois en me disant que je ne voulais pas que ce livre soit seulement lu et vu par les familles des handicapées, les thérapeutes ou les éducateurs… Car la fragilité de notre enveloppe, l’avenir certain de cette fragilité avec le vieillissement, mettent au cœur de notre réflexion cette beauté et ce que nous en faisons par nos mots, nos comportements, nos refus ou nos acceptations. Mais encore une fois, un livre vit sa vie comme il l’entend et la personnalité de celui-là qui nous amène de surprises en surprises le prouve. Je n’ai pas à m’en faire, j’ai terminé mon travail. Les passeurs prennent le relais, le livre touche qui il doit toucher et si un livre peut changer le regard alors il s’en chargera sans que je m’en mêle ! C’est une bonne leçon. Ne pas outrepasser ses compétences et ses devoirs dans un projet artistique, fut-il bienveillant.

7- « Il serait courant de ne pas dédier un jour dans l’année ou une partie de notre culpabilité à ceux que nous estimons inférieurs, différents, déficients, mais de regarder en eux ce que nous ne sommes pas et en quoi ils sont une partie de nous. Ils ne seraient pas autres, ils seraient nous. Nous serions eux. » 

Que nous apprend l’altérité de la différence du handicap?

Principalement que notre rapport au corps, à l’enveloppe doit devenir plus fluide. Nous sommes accrochés aux apparences et nous ne fonctionnons qu’en fonction de nos jugements et ils apparaissent d’emblée, sans même que nous réfléchissions. Nous avons une réponse immédiate à « l’autre différent » et cette réponse, cette action, ce rejet, cette pitié ou cette fausse compassion ou quoi que ce soit même si c’est plutôt sympathique doit être remis en cause. Le rapport au corps peut être une souffrance pour l’autre, pour soi et pour ce qui se tisse entre les deux. Or nous sommes « même » Même humanité…

Quel équilibre (intrinsèque à l’étymologie du mot) le handicap révèle t-il entre ce qui est reçu en moins et ce qui est reçu en plus ?

Tout  dépend de la personne, de son être au monde, de sa perception de l’autre valide. Volontairement je n’ai pas voulu parler de ce qu’on appelle le validisme dans le livre. C’est à dire ce réflexe des valides à fixer la norme et à ne pas vouloir de ceux qui n’appartiennent pas à cette norme. Tout est une façon de nommer. Ce qui est en plus ne peut être perçu que si nous nous en occupons sérieusement. Pour que l’autre vous apporte quelque chose, il ne peut être vu comme votre inférieur. Beaucoup de ceux qui ont eu un accident nous disent qu’ils ne seraient pas devenus ceux qu’ils sont aujourd’hui s’ils n’avaient pas eu cet accident. Ils perçoivent ce que ce plus a fait d’eux mais ce n’est pas pour autant qu’ils peuvent le communiquer. Nous avons souvent une peur qui nous empêche d’adhérer à cette version de sagesse et de chemin. Car nous nous projetons à leur place et ça nous semble effrayant ou irréalisable.

8 – Avez-vous eu des retours des 18 personnes du livre sur l’objet fini et publié? Avez-vous eu des retours de lecteurs et lectrices sur « Etre beau » ? Quels sont-ils ? Vous ont-ils surprises ?

Nos modèles ont tous aimé le livre, ce qui évidemment nous touche beaucoup. Même deux d’entre eux qui soudain se demandaient s’ils voulaient continuer à participer ou avaient peur du résultat. Il est une chose de dire oui et trois ans plus tard avec l’évolution d’être encore dans un projet dont on a perdu le sens ou l’envie, ou dont on ne sait plus vraiment à quoi il peut bien servir. La lecture du livre nous les a ramenés enthousiastes et ce fut une grande joie pour nous deux.

Les retours des lecteurs, mis à part celui de Nicolas Houguet, le blogueur culturel qui est en fauteuil et dont je vous mets le lien ici, ont été très réconfortants. On ne nous a jamais dit que le livre était destiné à tel type de personne ou tel autre… Mais plutôt qu’il véhiculait des interrogations universelles, qu’il interpellait sur le rapport à l’autre. Exactement ce que nous espérions. Certaines personnes ont été amenées à se demander comment il faut faire alors si notre savoir vivre ensemble est si incomplet. Ce qui est très encourageant sur la manière dont le livre est reçu. Au delà d’un ouvrage qu’on repose et qu’on oublie…

 

Astrid vue par Frédérique

9 – Pourriez-vous nous dire quelques mots sur Astrid : Comment avez-vous vécu ses séances de poses pour les photos ? Comment avez-vous trouvé un équilibre avec vos temporalités différentes sur le projet pendant 3 ans ? Qu’avez-vous découvert en travaillant avec elle ?

La première chose que je peux dire c’est que je ne me suis pas trompée en la choisissant car sa profonde humanité que j’avais pressentie est encore au delà de ce que j’imaginais. J’en ai eu encore la preuve récemment. Quand nous sommes sorties du Musée de l’Homme alors que je la taquinais en lui signalant que faire une expo dans ce lieu était une consécration pour une photographe dont l’expo va quand même venir après celle de Sebastiao Salgado, elle m’a répondu : non c’est surtout ce symbole de faire entrer le handicap au Musée de l’Homme qui me comble de joie ! Humilité toujours qui rime avec grand talent.

Je n’ai pas assisté à toutes les séances de pose. Celle de mon fils par exemple, je les entendais rire dans le jardin d’à côté où ils sautaient sur le trampoline. J’ai assisté à quelques séances en essayant d’y être toujours en petite souris, sans jamais demander à voir les photos sur son appareil. Je prenais quelques photos avec mon portable d’elle et du modèle, je la regardais faire. J’écoutais ce que lui disait notre modèle. On dit des choses importantes sans y prendre garde dans ces moments où l’on accorde son image. Ce n’est pas si facile.

Pour la temporalité, c’était plus facile pour moi car je venais quelquefois aux séances, je voyais les photos après la séance. C’était Astrid qui faisait son choix seule. Je n’ai jamais vu la totalité de son shooting sur aucun des modèles. (c’était peut-être la partie la plus difficile pour moi mais j’y tenais) Pour elle par contre ce n’était pas simple. Pendant trois ans elle n’a rien lu. Je lui racontais un peu mes découvertes quand il y en avait, je lui redisais souvent que ce texte serait atypique, mélangerait plusieurs styles, que je ne m’interdirais rien. Nous parlions de nos rencontres mais pas du résultat de ce miroir entre le texte et les photos. Et pour cause, il fallait que j’attende que tout soit finit pour tout mettre en ordre dans mes notes et la maturation du livre.

J’ai découvert en travaillant avec elle qu’on peut mener pendant un temps indéfini un projet en approfondissant l’amitié, la conspiration artistique, la complicité… Bref j’ai juste envie de recommencer ! Il existait aussi une notion d’être et de rester à sa place qui s’est faite sans que jamais nous n’en parlions. Par exemple je suis sûre qu’elle ne sait pas combien ce fut dur pour moi dont le premier métier a été d’être éditrice photo, de ne pas voir la totalité du shooting !